LOREM ipsum

vendredi 29 mars 2024

« Les mots ont un sens ! »

 

Source : Hermogène, L’art rhétorique : exercices préparatoires, états de cause, invention, catégories stylistiques, méthode de l'habileté, traduction Michel Patillon, L’Âge d’homme, coll. Idea, 2000.


« Les mots ont un sens » : ces temps-ci, je crois sans cesse entendre cette expression dans les médias et, de fait, une simple recherche Google montre la fréquence de son emploi, en particulier chez les politiques. Conflit ukrainien, Palestine, projet de loi sur la fin de vie, fake news, tout sujet paraît s’y prêter et le souci du vocabulaire semble être la première préoccupation de celleux qui s’expriment. Certes les sujets traités sont complexes, conflictuels : il ne s’agirait pas de créer le malentendu ou l’incompréhension !


Sous le couvert d'une bonne intention, cette expression « les mots ont un sens » a surtout une fonction polémique. Mais nous, auditeurs et auditrices, l’entendons le plus souvent, me semble-t-il, de façon naïve : nous y voyons un souci réel des mots, bien naturel chez un peuple qui se targue d’un rapport passionné à la langue. Or ce n’est pourtant là qu’un trait rhétorique, que nous ne percevons plus comme tel, parce que l’enseignement, supposé former des citoyens et des citoyennes capables d’une compréhension et d’une élaboration fines des discours, a évacué la rhétorique de ses programmes*. Encore central au XIXe siècle, où les critiques à son égard commencent à se faire jour (cf. « On nous a donné l’autre jour comme sujet, Thémistocle haranguant les Grecs. Je n’ai rien trouvé, rien, rien ! », Jules Vallès, L’Enfant, 1879), l’apprentissage de la rhétorique en Occident est directement issu de l’Antiquité, et tout particulièrement de la Grèce du IIe siècle après J.-C., époque où les cités grecques, sous le joug romain, n’offraient plus à leurs citoyens d’espace de liberté démocratique que dans le débat oratoire**. C’est la référence à Hermogène de Tarse, rhéteur prodige de la fin du IIe et du début du IIIe siècle, qui nous a laissé une somme théorique sur les discours et leur production, qui me permettra d’analyser la fonction rhétorique de cette expression « les mots ont un sens ».

(* Tout au long du XIXe siècle, au fur et à mesure de la mise en place de l’école publique, cette question de l’intégration de la rhétorique aux programmes scolaires fait débat : Jules Ferry finit par trancher pour sa suppression en 1902 : la rhétorique, reconnue comme un authentique pouvoir, est dangereuse et ne doit pas être laissée aux simples citoyen.ne.s.)

(** Si les enjeux en termes de politique étaient faibles, ils n’étaient pas inexistants : il s’agissait, par exemple, de décider une ambassade auprès de l’empereur sur des questions diverses, la dénonciation d’un gouverneur corrompu, la candidature au statut de capitale provinciale, la demande ou le maintien d’un privilège…, ou de régler les relations aux cités voisines, répartition de l’impôt impérial, facilité pour accéder aux cultes et tribunaux provinciaux, accords économiques…)


France culture, 11 mars 2024 : « Si les mots ont un sens, ce n'est pas là mener une enquête » (à propos de Natacha Rey et de ses recherches sur la transidentité supposée de Brigitte Macron).

Le mot « enquête » est considéré ici dans un sens technique, précisément celui de la technique journalistique. L’enquête fait l'objet d'un protocole enseigné dans les écoles de journalisme. Ce qui n'y satisfait pas ne peut pas être nommé "enquête". Qui n'est pas diplômé.e par une école reconnue de journalisme (c'est-à-dire par une école qui produit des diplômé.e.s titulaires d'une carte de journaliste) ne peut mener une enquête. Or Natacha Rey n'est pas journaliste, donc elle ne peut mener une enquête en bonne et due forme, donc elle ne peut affirmer avoir mené une enquête. Le dictionnaire propose-t-il un sens plus large du mot ? Qu’importe ! En choisissant un objet d'enquête propre au champ journalistique (tout ce qui n'est pas enquête policière, judiciaire, administrative, historique ou enquête privée), Madame Rey a empiété sur les attributions du journalisme. Comme le disait Hermogène, avec les techniciens on ne dialogue pas : le débat est toujours tranché d'avance. « Si les mots ont un sens,… » n'admettait pas de réplique et, de fait, n’en a pas eu.


France Info, 13 octobre 2023 : « 'Cause palestinienne et terrorisme ne doivent pas être confondus', a déclaré Emmanuel Macron. 'Mal nommer les choses, comme disait Albert Camus, c'est ajouter du malheur au monde', appuie Fabien Roussel. 'Le Hamas n'est pas l'armée de libération palestinienne.' »

BFMTV, 11 mars 2024 : « La présidence se défend de toute périphrase. Il [sic] assure que le texte sur la fin de vie n'est une loi ni sur l'euthanasie, ni sur le suicide assisté. 'Les mots ont de l’importance et il faut essayer de bien nommer le réel sans créer d’ambiguïtés' a bien précisé dimanche 10 mars Emmanuel Macron lors de l'annonce de son projet de loi sur l'aide à mourir. »

Un Grec du IIe siècle ne s'y tromperait pas : il ne s'agit plus ici d'une question technique mais d'une question politique, affaire non plus des gens de l'art, mais des orateurs. Le discours politique dans l’Antiquité recouvre deux registres : la délibération sur ce qu'il faut faire (registre délibératif) et le jugement sur ce qui a été fait (registre judiciaire). Ces deux registres se confondent souvent. C'est clairement le cas pour Israël et la Palestine : le choix de ce qui est à faire est orienté par le jugement de ce qui a été fait. Ça l'est moins pour la fin de vie, le débat cherchant à s'abstraire du judiciaire pour s'en tenir à du délibératif « pur ».

Notre visiteur du passé serait-il décontenancé par la modernité des propos tenus ? Absolument pas. Muni de son Hermogène, il trouverait sans doute les propos de Fabien Roussel déplacés (je vais y revenir). Pour le reste, il considérerait que les orateurs font correctement leur métier et situerait leurs débats sur le plan de la « définition », telle qu'elle est présentée dans les États de cause : "La division de la définition comprend : la proposition, la définition, la contre-définition, l'assimilation, l'intention du législateur, la quantité, la relation, quelquefois l'une des oppositions, et dans ce cas viendront tout de suite après la métalepse et l'antilepse, enfin la qualification et l'intention. » Personne ne maîtrise plus ces notions en dehors de quelques spécialistes de l'art rhétorique : pour rendre la chose un peu plus claire, il faut seulement savoir que ce qu'Hermogène appelle la « définition » est un débat contradictoire entre deux parties en conflit au sujet du sens d'un mot. Ce débat est centré sur la qualification de ce qui est à juger (registre judiciaire) et/ou de ce qui est à délibérer (registre délibératif).

Prenons un exemple antique dans le registre judiciaire : un citoyen, pris d'une crise de folie furieuse, est monté sur l'acropole et y a assassiné le tyran ; il réclame la prime due aux tyrannicides. Lui : « J'ai délivré la cité de son tyran, j'ai droit à la prime ». Le contradicteur : « Tu n'étais pas toi-même, tu ne peux prétendre à la prime ». Ce qui est en jeu est bien la définition du tyrannicide, et le sens du mot (homicide simple d'un tyran / homicide volontaire d'un tyran) ne sera précisé qu'une fois le jugement prononcé. Autre exemple : un père tue son fils sous les yeux de sa mère, qui se suicide peu après - le droit permet au père de tuer son fils mais pas de tuer son épouse. Le plaignant : « Tu as assassiné et ton fils et ton épouse ». L’accusé : « Je n'ai porté la main que sur mon fils ». L'enjeu est cette fois la définition du meurtre, et là encore le sens du mot (cause directe ou indirecte d'une mort / cause seulement directe d'une mort) ne sera précisé qu'au terme du procès.

Prenons maintenant un exemple dans le registre délibératif : une cité A est en guerre avec une cité B, une cité C a choisi de ne pas soutenir la cité A contre la cité B, et la cité A délibère pour ou contre la guerre contre la cité C. Premier orateur : « Alors que nous sommes en péril, la cité C ne nous offre aucun secours, n'étant pas avec nous, elle est contre nous, faisons-lui la guerre ». Second orateur : « Le refus de la guerre est une vertu, n'allons pas incriminer la cité C pour sa neutralité, nous montrerons ainsi à toutes les autres cités D, E, F, etc. que nous aimons la vertu ». L'enjeu est la définition de l'ennemi, et comme dans le registre judiciaire, le sens du mot (non avec nous / contre nous) sera précisé au terme de la délibération.

Dans tous les cas, la notion d'assimilation est importante : assimile-t-on ou pas un fou qui assassine un tyran à un tyrannicide ? une personne qui cause indirectement la mort d'une autre personne à un meurtrier ? un non-aidant à un ennemi ?

Oui, le sens des mots est important, mais en politique il n'est jamais acquis une fois pour toutes. Ce qui a été assimilé lors d'un procès ou d'une délibération peut être dissimilé au procès ou à la délibération suivante.

Dissimiler le Hamas du peuple palestinien, l'aide à la fin de vie de l'assistance au suicide et de l'euthanasie est la stratégie du moment de l'une des parties en conflit. L'autre partie a la stratégie inverse (LFI, l'Église catholique). Cela fait partie du jeu politique autour du sens des mots, de la « démocratie » telle qu'un Grec de l'époque impériale la concevait.


Pourquoi donc trouver déplacés les propos de Fabien Roussel ? C'est que les Grecs évitaient d'introduire dans les débats politiques des citations philosophiques. La philosophie est en effet la chose la moins partagée du monde, objet de conflits d'école interminables, tandis que la rhétorique, elle, s'appuie avec constance sur les « préjugés », c'est-à-dire les lieux communs et les jugements de valeur le moins susceptibles d'être mis en question : il s'agit de convaincre, pas de polémiquer dans le vide.

Or Fabien Roussel cite Albert Camus (Sur une philosophie de l'expression, paru dans la revue Poésie, 1944), qui, lui-même, synthétise la philosophie de Brice Parain, une philosophie du langage toute orientée vers la recherche de la vérité. On est à mille lieues des certitudes apportées par l’observance d’un protocole technique et non moins éloigné de l'expression du vraisemblable politique, toujours à portée de main.

Fabien Roussel n'est pourtant pas le premier à citer ce mot de Camus…


20 Minutes, 16 octobre 2010 : « 'Quelques fois, on dit fasciste, nazi, et puis chienlit…' a-t-il dit [il s'agit de Nicolas Sarkozy], faisant référence aux propos de Dominique de Villepin, qui avait parlé de 'chienlit au sommet de l’État'. 'Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde', a commenté le président du MoDem, en citant Albert Camus. »

Déjà à l'époque, la citation était employée à mauvais escient, comme un lieu commun, à l’occasion, encore une fois, d'une question classique de définition, du sens du mot « droite » par rapport à celui d’« extrême droite », Villepin pratiquant l'assimilation à propos de Sarkozy, tandis que ce dernier maintenait à son propre sujet la dissimilation.


Il y a pourtant des moments où le débat se fait moins démocratique. Remontons deux ans en arrière :

Nicolas Sarkozy, Conférence de presse au Palais de l’Élysée, 8 janvier 2008 : « Ah non, excusez-moi, m'sieur Joffrin, les mots ont un sens, m'sieur Joffrin, ils doivent l'avoir pour vous s'ils l'ont pour moi. »

Pas de fleurs de rhétorique ici, mais un message clair : affirmer que le sens que je donne à un mot doit être celui retenu par autrui revient à refuser le débat définitionnel, tranché in fine par une décision collective. On s'approche là du modèle discursif de la tyrannie.

Et sans doute y a-t-il tyrannie chaque fois qu'une parole, qui voudrait s'introduire dans un débat public, s'y voit refuser l'accès. Voilà un beau paradoxe : alors que les voix qui se font entendre sur la scène médiatique débattent de façon démocratique, elles sont perçues comme tyrannique par les voix qui n'y ont pas accès et auxquelles on ne daigne pas répondre. Tel Thersite rossé par Ulysse (au Chant II de l’Iliade), les féministes crient elles aussi « les mots ont un sens, les mots ont leur importance ». Mais personne ne les entend.

dimanche 25 février 2024

Sexe, genre et philosophie #6 Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos #2 Paménide (– 520, – 450) et Zénon (– 490, – 430)

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000

Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène

Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore

Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite

Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2023 : #1 Xénophane



(1) Un couple pythagoricien

Parménide est issu d’une famille de riches notables d’Élée. La tradition hésite à en faire un élève de Xénophane ou un membre de la secte pythagoricienne. Il semble qu’il ait bien été initié au pythagorisme et qu’il ait opté pour la voie « politique » par opposition à la voie « religieuse », dans un contexte où l’unité politique de l’Italie du Sud n’est plus au programme et où chaque pythagoricien.ne tâche d’œuvrer dans le cadre limité de sa propre cité. Il semble aussi qu’il ait rompu avec la secte, non pas en la trahissant, mais en publiant sa propre philosophie. Celle-ci, réduite à un unique poème qu’il a remanié tout au long de sa vie en multipliant ses éditions, met en avant deux philosophes non pythagoriciens : Xénophane et Héraclite, le premier pour s’en inspirer, le second pour s’en écarter.

Zénon, fils d’un philosophe d’Élée, semble avoir joui d’une fortune plutôt médiocre. Il a sans doute fréquenté Parménide assez tôt, celui-ci ayant possiblement financé son initiation à la secte pythagoricienne, dont il emprunte à son tour la voie « politique ». Si Xénophane n’est pour Parménide qu’une source d’inspiration, des liens très étroits unissent Parménide et Zénon, dont l’œuvre consiste essentiellement en une défense, célèbre par l’emploi des fameux paradoxes qui portent son nom, du poème parménidien. Parménide a été le maître de Zénon en même temps qu’il a financé sa formation philosophique, semblable à celle qu’il avait reçue. Il en a fait son héritier en l’adoptant, et Platon soutient qu’il a été son mignon.

La tradition a fait du couple de Parménide et de Zénon le modèle de l’unité de base d’une société vertueuse masculine dégagée du féminin. Leur amitié dissymétrique est en effet fondée sur une transmission intergénérationnelle masculine, émancipée de la reproduction sexuée par la voie de l’adoption, et cimentée par une intimité homosexuelle, double moyen de se soustraire à l’influence féminine. Parménide a joué un rôle politique important en donnant à Élée un corpus de lois que les citoyen.ne.s s’engageaient annuellement à respecter. Connaissant, dans la seconde moitié du – Ve siècle, la crise politique frappant l’ensemble des cités grecques oligarchiques, Élée a eu ses tyrans, insoucieux par principe de suivre les lois parménidiennes. Zénon aurait alors comploté contre Néarque ou Diomédon ou encore Démylos (c’est dire nos maigres connaissances de l’histoire politique de cette petite cité !), y aurait sacrifié l’instrument de sa renommée philosophique, sa langue, pour ne pas trahir les siens, et y aurait perdu la vie.

Tous ces indices nous font soupçonner qu’ici commence l’histoire du masculinisme philosophique, mais aussi que cette histoire est celle d’un masculinisme renouvelé, très différent du masculinisme traditionnel.



(2) Le poème de Parménide

Du poème de Parménide, intitulé De la nature (Péri physèôn), écrit à la manière de Xénophane, correctement métré mais globalement impropre au chant (on le lisait collectivement à voix haute, éventuellement on l’apprenait par cœur et on le restituait aux amis, dans les sociétés masculines lettrées), il ne nous reste qu’un modèle réduit dont on échoue à repérer les évolutions dues aux rééditions du vivant de l’auteur. Du moins peut-on en suivre la ligne générale.

(2-1) Une ouverture au féminin

L’introduction du poème, quoiqu’elle prenne la forme volontairement parodique du vers épique, poursuit un objectif particulièrement ambitieux : interroger et classer les discours sur la nature des choses.

Parménide se met en scène dans un char conduit par des cavales sur le chemin qui mène au séjour de la « Divinité », à savoir la Sagesse, qui oriente le philosophe dans sa quête du juste discours. C’est le matin, les portes du palais de Nuit viennent de s’ouvrir, les filles d’Hélios se sont élancées vers le zénith, où se trouve le temple de la Sagesse, au milieu du jour, où la lumière règne sans partage, où l’ombre se trouve réduite à son minimum. On retrouve là un thème cher à Thalès (la lumière règne sur le monde tel qu’il est actuellement, le règne de la Nuit est toujours au passé). Ayant, avec l’aide des jeunes filles, atteint et franchi les portes du temple, voilà notre philosophe devant sa divine matrone.

« […] Apprends donc toutes choses, / et aussi bien le cœur exempt de tremblement / propre à la vérité bellement circulaire, / que les opinions des mortels dans lesquelles / il n’est rien qui soit vrai et digne de crédit ; / mais cependant aussi, j’aurai soin de t’apprendre / comment il conviendrait que soient, quant à leur être, / en toute vraisemblance, lesdites opinions, / qui toutes vont passant toujours. » (fr. I)

Sur la nature des choses, il y a trois types de discours. L’un est tenu « le cœur exempt de tremblement », ce qui est le propre de la vérité. Le second est faux et éveille immédiatement la méfiance. Le dernier correspond à la limite de l’acceptable pour un discours sur la nature. Il est faux, mais le réfuter est difficile et réclame du temps, et pourtant il arrive toujours un moment où il est remplacé par un discours plus efficace quoique tout aussi faux. Il se distingue du second discours en ce que celui-ci se réfute au moment même où il s’énonce, tandis que les contradictions de celui-là sont plus difficiles à résoudre.

En présentant ces trois types de discours sur la nature, la Sagesse a élevé la pensée à ses sommets : ceux de la métascience, de la « logologie », du discours sur les discours. L’héritage pythagoricien de Parménide s’exprime ici de façon éclatante. L’ascension s’est faite avec les seuls secours et concours de jeunes déesses attirées par la science et d’une divine matrone en métascience. Parménide raille-t-il ici les sages « à l’ancienne », qui invoquent les Muses et se laissent guider par elles ? Ou bien admet-il au contraire, avec ses prédécesseurs (de Thalès à Héraclite), le caractère féminin de la sagesse ? Ces deux attitudes ne me semblent pas incompatibles, dès lors qu’elles s’inscrivent dans le cadre de la « révolution philosophique » engagée par Xénophane, qui dévalorise les acquis de la sagesse pré-philosophique (dont les grandes figures sont Homère, Hésiode et Orphée) tout en se les appropriant (cf. mon article précédent).

(2-2) L’être et le non-être

Avant d’aborder les trois types de discours sur la nature, il est nécessaire d’évoquer en préambule le problème pythagoricien de la dyade et de son rapport à la monade.

  • Le monde dans son ensemble est unifié tout en étant différencié. La monade est ce qui confère son unité à l’ensemble du monde, et la dyade ce qui le différencie. La monade régit la dyade : non seulement les différences qui existent dans le monde ne font pas obstacle à son unité, mais elles contribuent positivement à cette unité dans la mesure où elles forment les briques d’un ordre cosmique universel. L’école pythagoricienne montre que pour qu’un monde soit différencié sans perdre son unité d’ensemble, il est nécessaire qu’il soit formé à partir d’au moins deux couples de qualités opposées (chaud / froid, sec / humide). L’être peut alors prendre quatre formes liées les unes aux autres tout en s’opposant deux à deux (feu, air, eau, terre). Ces quatre formes sont éternelles, équilibrées entre elles, et susceptibles, par leurs liaisons, de constituer des « molécules » complexes de particules élémentaires, plus ou moins stables. Ce sont les êtres formés de ces « molécules » qui sont mortels. Le monde pris à son niveau élémentaire est toujours déjà achevé : la dyade des oppositions élémentaires n’oppose pas de l’achevé à de l’inachevé, mais de l’incompatible (chaud, sec) à de l’incompatible (froid, humide). Cette incompatibilité est le facteur de différenciation élémentaire du monde. Elle est régie par la monade qui fait que les qualités opposées, quoique incompatibles entre elles, sont sources d’un ordre cosmique élémentaire où feu, air, eau, terre ont chacun.e leur place.

  • La monade est par ailleurs ce qui confère son unité et sa complétude à chaque chose mortelle. La dyade représente alors l’opposition des choses parvenues à leur point d’achèvement, aux choses non achevées, soit parce qu’elles ne le sont pas encore, soit parce qu’elles ne le sont plus. La dyade oppose ainsi, pour une même chose mortelle, sa plus grande proximité et sa plus grande distance à la monade. Être au plus près de la monade se traduit par le fait d’être véritablement doté de toutes les qualités attribuables à son espèce, ce qui a pour conséquence de pouvoir être évoqué dans un discours vrai référant auxdites qualités (« X est un être humain ; or l’être humain voit ; donc X voit »). Être au plus loin de la monade se traduit au contraire par le fait de ne pas être véritablement, de ne pas posséder toutes les qualités de son espèce et, plus grave, de ne pouvoir être évoqué sans risque pour la vérité dans un discours référant à ces qualités (si X est aveugle, bien que X soit un être humain, X ne voit pas). Ces qualités propres à chaque espèce sont potentiellement en nombre infini, du fait de la capacité indéfinie des molécules de particules élémentaires à se combiner entre elles, chaque combinaison nouvelle donnant lieu à de nouvelles oppositions qualitatives. Pour autant, cette illimitation des qualités non élémentaires se trouve soumise à la dualité première de l’être achevé et de l’être inachevé, ce qui n’est possible que parce que la monade transcende la dyade des qualités transitoires. Le système pythagoricien suppose, pour les êtres mortels, la soumission d’un illimité transcendé (la dyade) à un limitant transcendant (la monade).

Parménide radicalise en quelque sorte ce système.

  • Il commence par abolir la distinction entre les oppositions qualitatives élémentaires (incompatibles entre elles) et les oppositions qualitatives propres aux êtres mortels (qui se ramènent à celle de l’être achevé et de l’être inachevé). Il réduit ensuite toutes les oppositions à celle de l’être et du non-être, ce qui a deux conséquences.

  • Si être achevé, c’est simplement être et si être inachevé, c’est ne pas être, alors la naissance, la croissance, le vieillissement et la mort, qui mettent en relation les deux opposés, deviennent problématiques. Car quel point commun peut-il y avoir entre le non-être et l’être, permettant de dire que le « même » quelque chose passe du non-être à l’être et réciproquement ? Soit en effet ce point commun « est » et il est incompatible avec le non-être, soit il « n’est pas », auquel cas il est incompatible avec l’être.

  • Le monde ne connaît plus aucune différenciation interne. L’être et le non-être sont en effet séparés par une barrière infranchissable. Une rencontre entre eux n’a aucun sens. Dans un monde régi par l’opposition de l’être et du non-être, l’être prend toute la place et le non-être s’éclipse complètement.

  • Seul l’être, parce que radicalement séparé du non-être, est réel. De lui seul on peut parler de façon véridique, et du non-être on ne peut absolument rien dire. Quant au monde perçu, intermédiaire entre l’être et le non-être, tout ce que l’on pourra en dire sera immanquablement réfuté : éphémère et changeant, il n’est qu’illusion. Parménide soumet l’illusion cosmique à la transcendance de l’être. En exacerbant ainsi la position pythagoricienne, il ne fait pas autre chose que renouer avec Anaximandre, pour qui le monde est le rêve d’une mère transcendante. Mais l’être parménidien est-il vraiment l’équivalent de l’Illimité anaximandrien ?

(2-3) Être et pensée

« Car même chose sont et le penser et l’être. » (fr. III)

« On chercherait en vain le penser sans son être / en qui il est un être à l’état proféré. » (fr. VIII)

« Penser, c’est être », « on ne pense qu’en référence à un être », « l’être s’exprime dans la pensée » : telles sont les interprétations les plus courantes de ces deux fragments. En fait, ce que veut dire Parménide :

  • c’est qu’on ne peut pas penser sans penser en référence à quelque chose, à un être dont la pensée est l’expression et qui la précède ; un fragment souligne la valeur simplement expressive de la pensée :

    « Car la chose consciente et la chair ou substance / dont nos membres sont faits, sont une même chose / en chacun comme en tout : l’en-plus est la pensée. » (fr. XVI)

  • mais c’est aussi que la pensée dispose comme d’un être propre quand elle réfléchit sur elle-même ; elle est alors tentée de rompre avec son origine, de penser au-delà de ce d’où elle provient, au-delà de l’être qu’elle exprime, de remonter au point où l’être se sépare du non-être, assistant en quelque sorte à la naissance de l’être : les théogonies naissent de cette tentation de la pensée réflexive ;

  • or, là est le point important, penser au-delà de l’être revient à penser au-delà de la pensée : c’est impossible ; l’être unifie et remplit la pensée et la pensée ne peut pas penser au-delà de ce qui lui confère son unité et sa plénitude ; l’acte créateur qui, chez Hésiode, donne naissance à Chaos, Gaïa, Tartaros et Éros, est impensable, or c’est cet impensable que voudrait conquérir la pensée qui se replie sur elle-même. Elle ne le peut qu’en faisant erreur.

Pour Parménide, la pensée, en tant qu’expression naturelle de l’être, s’est écartée de la voie de la vérité pour s’engouffrer dans celle de la tromperie et de l’erreur. L’âge d’or s’est clos et l’âge de fer commence. L’apport de Parménide à ce vieux motif philosophique est de lier la distinction des âges à celle des voies discursives, et de qualifier ce lien sur un plan affectif. La pensée connaît son âge d’or dans la contemplation sereine de la vérité, elle a son âge de fer dans l’intranquillité de la tromperie. Entre les deux : l’âge de bronze de la pensée muette, de la pensée incapable de penser.

(2-4) Première voie

« Viens, je vais t’indiquer […] quelles sont les seules / et concevables voies s’offrant à la recherche. / La première, à savoir qu’il est et qu’il ne peut / non-être, c’est la voie de la persuasion, / chemin digne de foi qui suit la vérité ; / [...] » (fr. II)

« Mais il ne reste plus à présent qu’une voie / dont on puisse parler : c’est celle du « il est ». / Sur cette voie, il est de fort nombreux repères, / indiquant qu’échappant à la génération, il est en même temps exempt de destruction : / car il est juste formé tout d’une pièce, / exempt de tremblement et dépourvu de fin. / Et jamais il ne fut, et jamais il ne sera, / puisque au présent il est, tout entier à la fois, / Un et un continu. Car comment pourrait-on / origine quelconque assigner au « il est » ? / Comment s’accroîtrait-il et d’où s’accroîtrait-il ? / […] Aussi faut-il admettre / qu’il est absolument, ou qu’il n’est pas du tout. / […] Aussi Dikè [déesse du Droit] lui a, l’enserrant dans ses liens, / de naître ou de périr, ôté toute licence : / en fait, elle le tient. L’arrêt en la matière / stipule simplement : il est ou il n’est pas. / […] Et il n’est pas non plus / divisible en effet, puisqu’il est en entier, / sans avoir çà ou là quelque chose en plus / qui pourrait s’opposer à sa cohésion, / ou quelque chose en moins. Il est tout rempli d’être. / Aussi est-il tout continu. En effet, l’être / embrasse au plus près l’être. […] Il est en lui-même immobile en son lieu ; / car la Nécessité [Anankè, autre déesse] puissante le tient / dans les liens l’enchaînant à sa propre limite. […] Mais puisqu’existe aussi une limite extrême, / il est de toutes parts borné et achevé, / et gonflé à l’instar d’une balle bien ronde, / du centre vers les bords en parfait équilibre. / […] en toutes directions, il s’égale à lui-même / et de même façon, il touche à ses limites. » (fr. VIII)

La première voie est celle du « il est » (« ei »), verbe être à la troisième personne. Elle conduit de l’être affirmé véridiquement au sujet de ce qui est, aux qualités que l’on peut véritablement attribuer à ce qui est. On passe ainsi du « est » au « il ». La meilleure traduction du « ei » serait sans doute celle que Freud aurait pu donner : « ça est ». L’être s’impose de lui-même comme acte d’être dont l’entêtement rend manifeste un « ça », origine et fin indissociables de l’acte d’être : un être en acte d’être. Voilà le chemin de la « vérité bellement circulaire ».

Ou bien rien n’est ou bien l’être est tout : telle est l’alternative assignée par Dikè à l’être et au non-être. Cette totalité de l’être s’entend en deux sens : temporel et spatial. C’est la première fois que ces deux dimensions sont aussi bien distinguées : l’être est en effet illimité dans le temps et limité dans l’espace, telle est la formule de sa totalité. On remarque que si l’illimitation temporelle repose sur l’argument logique selon lequel rien ne se crée ni ne se détruit, parce que l’être et le non-être n’ont absolument rien de commun, que l’être ne peut surgir du non-être et s’y dissoudre, la limitation spatiale s’appuie, quant à elle, sur l’intervention ex machina d’Anankè. On comprend que Parménide souhaite faire de l’être la monade pythagoricienne transcendante, mais « incarnée », rendue immanente à elle-même. La monade étant limitante du fait de sa transcendance, appliquée à elle-même, elle est limitée du fait de son immanence. Anankè, la nécessité, représente la contrainte qui s’impose à la monade, lorsqu’elle devient la vérité du monde et non plus simplement son facteur de cohésion.

Les qualités que doit posséder l’être pour être sont les suivantes :

  • Présent à soi : « ei » est en effet au présent, la tension liée à l’acte d’être n’est jamais au passé ou au futur, on ne peut jamais parler d’avant son commencement ni d’après son terme, on ne sort pas de l’être.

  • Un et indivisible : l’être en acte d’être, s’il était multiple, serait coupé de lui-même, mais il n’y a rien d’autre que lui pour s’interposer entre lui et lui. Et s’il était divisible, il pourrait être séparé de lui-même, mais il n’y a rien d’autre que lui-même pour opérer cette séparation. Or, et c’est là l’originalité de Parménide, l’être n’est en aucune manière opposé à lui-même, il n’y a pas de non-être relatif, c’est-à-dire un être qui serait non-être pour un autre être ou pour lui-même. C’est toute la tradition d’Anaximandre à Héraclite qui est évacuée : le monde dans sa vérité n’est pas en conflit avec lui-même, ni de manière temporaire ni de manière durable. Il est la monade appliquée à elle-même, facteur d’unification unifié par soi, il ne saurait entamer en lui-même une division ni se maintenir dans la multiplicité.

  • Immobile et borné : étant unifié par sa propre vertu, il se tient dans ses limites, bornes qui ne signalent aucune frontière mais la limite absolue de l’être, limite sans au-delà, marquant uniquement un en deçà.

  • Achevé tel une balle bien ronde : débarrassé du non-être, l’être vrai du monde n’est plus dyadique mais monadique : seule la série des qualifications de l’être achevé est vraie, il n’y a pas d’être inachevé, naissant ou périssant, l’acte d’être ne rencontre aucun obstacle extérieur et il ne se fait pas obstacle à lui-même, ses bornes ne sont pas des obstacles derrière lesquels il trouverait à être plus ou mieux.

    L’acte d’être en tant qu’unification de soi est un acte mesuré. Le rapport du centre à la périphérie était considéré par Anaximandre comme une opposition, la première de toutes ; pour Parménide, il définit une figure géométrique, la « boule », par le biais de son rayon, qui en est la mesure. Cela a fait beaucoup rire les contemporains du philosophe. Il ne faisait pourtant que suivre les recommandations de Xénophane en matière de figuration divine. L’être parménidien est en l’occurrence l’équivalent du quatrième principe xénophanien : Hélios, dont la figurabilité est « à la limite », parce qu’il est ce qui simultanément rend possible la vision et aveugle quand on tourne ses yeux vers lui.

En tant que monade immanente à soi, l’être vrai se transcende lui-même : d’un côté, il est acte pur transcendant, de l’autre il est une boule transcendée par l’acte qui la constitue. Sa parenté avec l’Illimité d’Anaximandre est encore une fois évidente, à ces deux différences près :

  • l’Illimité est fécond en mondes temporaires, ce qui n’est absolument pas le cas de l’être vrai, parfaitement stérile ;

  • l’Illimité l’est dans le temps et dans l’espace, alors que l’être vrai est limité dans l’espace et illimité dans le temps : sa limitation, le lien d’Anankè (« si tu dois être, alors tu as à te fixer une mesure immuable »), l’Illimité ne peut la connaître, car non seulement il est tout, mais toujours au-delà de tout.

Par ces deux différences, il est possible de dire que l’être vrai de Parménide se dit au masculin, un masculin qui ne parvient à s’exprimer que par son opposition au féminin et plus exactement à l’une des figures du féminin, à Gaïa, mère de la race d’argent, à la mère toute-puissante qui enveloppe tout et n’a aucune limite, source de la démesure de ses enfants. Par contraste, l’être vrai, boule sous tension, est Dieu solitaire, stérile, au présent, tout concentré sur soi, doté d’une mesure absolue, dégagé de toute relation de maternité. Or, d’une part, il ne tient pas sa tension de lui-même mais d’Anankè, et, d’autre part, plus profondément, l’alternative entre être seul toujours et ne rien être jamais, commandée par Dikè, reste suspendue à la décision d’un tiers au-delà de l’être et du non-être, au-delà du temps et de l’espace. Comme nous l’avons vu, en philosophie, depuis Thalès, accorder du crédit au masculin se compense par le fait de revaloriser le féminin pour maintenir la primauté de celui-ci sur celui-là (a rebours du jugement social en la matière). C’est bien ce qui semble se passer ici : le tiers qui a fait le choix de l’être contre le non-être est le féminin absolu, dont les hypostases sont Sophia, Dikè, Anankè et les filles d’Hélios, selon le plan où l’on se situe.

(2-5) Seconde voie

« […] la seconde, à savoir qu’il n’est pas, et qu’il est / nécessaire au surplus qu’existe le non-être, / c’est là, je te l’assure, un sentier incertain / et même inexplorable : en effet le non-être / (lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable / et reste inexprimable. » (fr. II)

« On ne pourra jamais par la force prouver / que le non-être a l’être. Écarte ta pensée / de cette fausse voie qui s’ouvre à ta recherche. » (fr. VII)

La première voie, celle du « il est », pouvait s’énoncer plus complètement en « il est et il est nécessaire que le non-être ne soit pas ». Elle respectait l’alternative « ou bien il est, ou bien rien n’est ». Sa négation logique est : « il n’est pas ou il n’est pas nécessaire que le non-être ne soit pas ». Le « ou » étant ici inclusif, cela recouvre trois cas possibles :

  • « il n’est pas et il est nécessaire que le non-être ne soit pas » est la formule correspondant à « … ou bien rien n’est » : elle complète la formule de la première voie ; elle aurait pu être vraie si la divinité suprême avait choisi contre l’être ;

  • « il n’est pas et il n’est pas nécessaire que le non-être ne soit pas » s’oppose terme à terme à la formule de la première voie. En outre, la formule « il n’est pas nécessaire que le non-être ne soit pas » admet, elle aussi, plusieurs cas niant chaque fois différemment « il est nécessaire que le non-être ne soit pas ». Le cas s’y opposant frontalement est « il est nécessaire que le non-être soit ». La formule de la seconde voie « il n’est pas et il est nécessaire que le non-être soit » est ainsi celle qui ne se contente pas de nier mais qui s’oppose complètement à la formule de la première voie : elles sont orientées exactement en sens contraire. Son choix n’est donc pas fortuit – et Parménide fait ici la preuve d’une grande maîtrise de la logique (y compris modale) des propositions ;

  • « il est et il n’est pas nécessaire que le non-être ne soit pas » exprime, comme nous allons le voir, la troisième voie.

Le non-être prenant la place de l’être en tant qu’origine et fin de l’acte d’être, le monde auquel conduit la seconde voie est doté des qualifications très exactement opposées à celles qui caractérisent le monde de l’être vrai :

  • Toujours au futur et au passé : rien n’est au présent, tout est annonce et simultanément mémoire.

  • Multiple et divisé : l’acte d’être connaît tous les registres de l’altérité jusqu’à l’opposition à soi-même.

  • Toujours en mouvement et illimité : on retrouve là les caractéristiques de l’air en tant que principe et fin de toutes choses, au centre de la philosophie d’Anaximène.

  • Inachevé, simultanément vert et pourrissant, naissant du pourri et périssant à s’en alimenter, tel un phénix héraclitéen cantonné à son état transitoire de vermicule sorti de ses propres cendres.

Si Anaximène est visé, Héraclite l’est plus encore, notamment lorsqu’il écrit : « La route, montante descendante, une et même. » (fr. LX) Si le montant est le naissant et le descendant le périssant, on est tenté d’en déduire qu’Héraclite identifie le naissant au périssant, quand en fait il évoque un cercle que l’on parcourt en montant d’un côté et en descendant de l’autre, et affirme seulement que naître et périr appartiennent au même cercle. Parménide s’attaque ici à un Héraclite dont il a amputé la pensée de son concept central. Ce dernier aurait cependant certainement assumé le fait que rien au monde n’est au présent, que tout est annonce et mémoire.

La seconde voie est pour Parménide une voie sans issue, une aporie, tout discours, errant de contradiction en contradiction, est toujours faux et apparaît comme tel au moment même où il est énon(comme quand on dit : « il est dix heures, six minutes, douze secondes » : le temps de le dire, ce n’est plus vrai). Le mutisme et la surdité s’imposent. Là est la nuit de la pensée. De fait le non-être de la seconde voie peut être assimilé à la Nuit hésiodienne, mère spontanée de l’« acosmos » de la masculinité la plus acharnée à se détruire, celle qui gouverne Ouranos lorsqu’il méconnaît le droit de Gaïa, Cronos lorsqu’il méconnaît celui de Rhéa, celle que Zeus parvient à éradiquer de l’Olympe et à transférer chez les humains, dont les représentants les plus parfaits sont les hommes de la race de bronze.

La seconde voie est celle qui admet le droit à l’existence de la descendance masculine de Nuit. C’est à ce titre que Parménide en dénie la praticabilité, car elle justifie le « mauvais » masculin, celui contre lequel les philosophes se sont toujours élevés. En cela, il continue de s’inscrire dans la ligne philosophique qui cherche à distinguer l’homme de bien de l’homme vicieux.

(2-6) Troisième voie

La troisième voie est intermédiaire entre les deux précédentes. Sa formule est « il est et il n’est pas nécessaire que le non-être ne soit pas », ce qui recouvre plusieurs cas de non nécessité pour le non-être de ne pas être. De fait, la troisième voie est caractérisée par sa pluralité, et les mondes auxquels elle conduit ne s’imposent jamais longtemps : preuve en est l’école de Milet, avec trois cosmologies en trois générations de philosophes. Parménide donne rapidement une première option cosmologique (celle d’Héraclite), puis développe plus amplement la sienne.

« […] Ensuite écarte-toi / de l’autre voie : c’est elle où errent les mortels / dépourvus de savoir et à la double tête ; / en effet, dans leur cœur, l’hésitation pilote / un esprit oscillant : ils se laissent porter, / sourds, aveugles et sots, foule inepte, pour qui / être et non-être sont pris tantôt pour le même / tantôt le non-même, et pour qui tout chemin / retourne sur lui-même. » (fr. VI)

Cette première version de la troisième voie est celle de l’incessant va-et-vient de la première voie (où être et non-être sont pris pour le non-même) à la seconde voie (où être et non-être sont pris pour le même). Il ressort de ce va-et-vient une cosmologie cyclique, le monde passant d’un état achevé, où l’être exclut le non-être, à un état inachevé, où non-être et être se mélangent, puis de nouveau à un état achevé, etc., en un cercle qui ne se parcourt que par la destruction successive de ses relais. Héraclite est clairement visé.

« Ils ont, par convention, en effet assigné / à deux formes des noms ; mais des deux cependant / une n’en est pas digne – et c’est bien en cela / qu’ils se sont fourvoyés. Car ils ont estimé / contraires leurs aspects, et leur ont assigné / des signes qui fondaient leur distinction mutuelle. / Des deux, l’une est le feu éthéré de la flamme, / c’est le feu caressant et c’est le feu subtil, / identique à lui-même en toutes directions, / mais qui, à l’autre forme, identique n’est pas ; / l’autre par son essence à l’exact opposé, / c’est la nuit sans clarté, dense et lourde d’aspect. / Voici tel qu’il nous semble en sa totalité, / le système du monde et son arrangement. » (fr. VIII)

La seconde version de la troisième voie est marquée par l’indécision : immobile entre les deux premières voies, celui qui l’emprunte (Parménide parle à des hommes) se tourne simultanément vers l’une et l’autre : il est l’homme à « double tête ». Son immobilité l’empêche cependant de tourner en rond.

Regardant du côté de la première voie, la première tête perçoit une lumière radiante, une pleine clarté qu’aucun obstacle n’arrête, une sphère lumineuse dont la source est une flamme, feu caressant et feu subtil. On peut difficilement ne pas y reconnaître la Hestia d’Héraclite dont la subtilité culinaire s’oppose à l’incendie incontrôlable, mais aussi la Hestia de Xénophane accueillant son hôte philosophique autour d’un feu caressant. Ce sont deux figures nettement féminines que Parménide réunit pour en faire l’un des deux principes du monde de la deuxième version de la troisième voie.

Regardant du côté de la seconde voie, la seconde tête ne perçoit rien. À ce rien qui n’est qu’absence de lumière (selon Thalès, dont les principes cosmologiques – terre centrale, lune, soleil les éclairant, astres errants, étoiles fixes – sont repris par Parménide), elle attribue cependant des qualités, densité et opacité, et une source divine opposée à la lumière : Nuit, déjà évoquée à propos de la seconde voie.

Jour et Nuit se partagent le temps et l’espace (s’il fait nuit ici, il fait jour de l’autre côté de la Terre sphérique ; s’il fait nuit ici et maintenant, il fera jour ici dans 12 heures), mais aussi la nature des choses.

« Puisque toutes choses ont nom lumière et nuit, / et puisque telle ou telle a, selon sa puissance, / reçu tel ou tel nom, toute chose est remplie / à la fois de lumière et de nuit obscure, / l’une et l’autre ayant part égale en sa nature, / puisque rien ne saurait exister qui n’ait part / à l’une et à l’autre. » (fr. IX)

Le fragment VIII établissait que « lumière » et « nuit » sont les deux noms qui s’imposent conjointement au monde. Or les noms des choses leur sont donnés selon leur « puissance », ce par quoi elles sont remarquables et trouvent à s’exprimer dans la pensée. Les caractéristiques liées à leur différence spécifique d’avec les autres choses donnent lieu aux noms communs. Les caractéristiques qu’elles partagent entre elles donnent lieu à des noms transcendantaux, qui sont justement ces deux qui s’imposent au monde.

« Les plus étroits anneaux sont remplis d’un feu pur ; / ceux qui viennent après, de nuit ; dans l’intervalle / une portion de feu se trouve répandue. Au milieu des anneaux est la Divinité / qui régit toutes choses. Partout elle est principe, à la fois de naissance aux cruelles douleurs / comme d’accouplement, projetant la femelle à l’encontre du mâle afin de s’accoupler, / et de même, le mâle auprès de la femelle. » (fr. XII)

Il convient d’éviter une lecture littérale de ce texte : en Grèce, les descriptions du cosmos dépendaient des maquettes réalisées par les philosophes de la nature pour le représenter. On ne faisait pas de géométrie sans sa règle et son compas, pas d’arithmétique sans son abaque, pas de cosmologie sans sa maquette du cosmos. Par « anneaux » on doit dès lors sans doute comprendre ceux qui, dans une telle maquette, permettent de rendre compte des mouvements des astres. Parménide semble avoir voulu décrire ici le Ciel indépendamment de la Terre.

Le Ciel est d’abord caractérisé par une série d’anneaux successifs portant les astres et entourant la sphère de la Terre : lune, soleil, planètes errantes, sources ponctuelles de lumière pour les sphères que les anneaux décrivent. Il est ensuite caractérisé par un fond noir, qui est pour Parménide une nouvelle série d’anneaux, plus éloignés que les précédents, sources uniformes de ténèbres pour les sphères qu’ils décrivent. Entre les astres et le fond noir du Ciel, Parménide met en évidence la Voie lactée, cette « portion de feu répandue » au-dessus de laquelle règnent les ténèbres et au-dessous de laquelle tournent les luminaires astraux.

C’est dans la Voie lactée que loge la Divinité, principe de sexualité reproductive. Il s’agit bien d’Aphrodite, qui se trouve être la divinité suprême du monde de la seconde version de la troisième voie, divinité non transcendante qui règne sur le monde de façon immanente, composant avec Hestia et Nuit, qu’elle met au service de la reproduction des êtres vivants faits de ténèbres et de lumière et ne s’y résorbant qu’à condition de renaître. Il faut en effet rapprocher la dualité parménidienne de la lumière et de la nuit, de l’essence claire-obscure de ce qui naît pour mourir mais ne meurt qu’avec la promesse d’une renaissance pour une nouvelle mort, essence paradoxale qu’Hésiode a élevée au statut de problème philosophique fondamental et qui a commandé toutes les cosmologies philosophiques du – VIe siècle. L’Aphrodite de Parménide tire les êtres vivants vers la lumière et pousse les deux sexes d’une même espèce l’un vers l’autre, pour, avant qu’ils ne retombent dans les ténèbres et ne s’y dissolvent, qu’en naissent des successeurs.

« Avant les autres dieux, elle conçut Éros. » (fr. XIII)

Pas de confusion possible : la divinité suprême est bien Aphrodite, et Éros, son parèdre mineur, soumet les deux sexes à la loi de la reproduction.

« Quand ensemble, homme et femme en même temps mélangent / les semences d’amour, ou présents de Vénus, / la puissance versant dans la veine un mélange / des deux sangs différents, doit savoir conserver / un parfait équilibre, afin que leur enfant / ait un corps bien bâti. Si les puissances propres / aux semences mêlées se livrent un combat, / renonçant à s’unir dans le corps de l’enfant, / elles mettent à mal l’embryon assailli / par le conflit des sexes. » (fr. 18)

Parménide ne déroge pas à la doctrine de Pythagore en matière de reproduction des corps, où les semences de l’homme et de la femme concourent à égalité à la formation de l’enfant. On notera avec intérêt le rapprochement entre le sang et la semence, qui, avec le lait maternel, comme le rappelle Detienne, sont la même substance vitale mais « cuite » de façon différente. Parménide traite la chose de façon moins froide qu’on aurait pu s’y attendre : la relation sexuelle sans amour véritable, sans union des deux sexes, est préjudiciable à la mixtion des semences et in fine à l’enfant. C’est une façon originale de condamner le viol, en inscrivant sa proscription dans la constitution cosmologique – le droit naturel dirait-on aujourd’hui.

« À droite les garçons, à gauche les filles. » (fr. XVII)

S’il est admis dans les milieux pythagoriciens qu’un enfant hérite autant de son géniteur que de sa génitrice et, à travers eux, d’ancêtres qui mêlent leurs rameaux et qui les étendent à l’échelle de l’espèce humaine, qu’il ne faut donc pas s’attendre à se réincarner dans son enfant, l’identité sexuelle de ce dernier reste un sujet de préoccupation. Qu’est-ce qui peut bien orienter l’embryon vers l’un ou l’autre sexe ? Est-ce dû à la suprématie biologique de l’un ou l’autre parent ? Cela n’est guère probable : d’un même couple ne sortent pas toujours des enfants d’un même sexe. Parménide, en retenant l’égalité absolue des semences et la relation amoureuse partagée qu’elle implique, ne peut rendre compte de la différenciation des sexes que par un facteur extrinsèque : la position dans la matrice. Hommes et femmes ne se différencient donc en aucun cas dans leur essence d’être humain !

La seconde version de la troisième voie est, bien plus nettement que la première version, marquée par le féminin. C’est bien Aphrodite qui règne. La lumière et la nuit sont présentes dans la constitution de toute chose : Hestia vers qui Aphrodite s’attache à mener les êtres vivants, et Nuit qui attend passivement d’absorber les corps sans vie qui rejoignent ses ténèbres. La reproduction sociale est ainsi rapportée au féminin, tout ce qui n’y a pas trait au masculin, qui se déploie en effet dans la sphère de la convention, parallèle à la sphère de la nature : voilà pourquoi il n’en est pas question dans un ouvrage intitulé Péri physèôn.

(2-7) Libérer la masculinité

Parménide s’inspire de la démarche de Xénophane sur deux aspects :

  • Xénophane distingue une métaphysique propédeutique et une philosophie pratique, de type utilitariste, à laquelle la première prépare. Il semble bien que Parménide divise de même sa démarche philosophique en deux étapes, mais à un niveau plus élevé, celui de la métaphysique, qui se trouve divisée en une métaphysique « pure », attachée à analyser et approfondir les ultimes présupposés des constructions cosmologiques (selon Parménide : la distinction entre l’être achevé et l’être inachevé, la distinction entre l’être qui s’affirme de soi-même et l’être qui se nie lui-même et nécessite un être complémentaire pour être), et une métaphysique cosmologique rendue consciente de ses présupposés, plus sûre de ses limites.

  • Xénophane, en promouvant un monde à quatre principes, en identifiant le masculin à la fluidité docile de l’eau opposée à la double immobilité de la maternité sexuée de la terre et de la maternité spontanée de l’air, maternité spontanée assimilée à l’intelligence, construit simultanément le chemin d’une émancipation masculine : la docilité masculine aux vues de l’intelligence peut devenir instrument de la liberté des hommes qui sauront s’approprier la maternité spontanée et la convertir en intelligence pratique élevant l’activité masculine au statut de pratique éclairée au service à la Cité. Il semble là encore que Parménide suive le même dessein, mais à la différence de son prédécesseur, il ne s’agit pas de dérober au féminin son attribut le plus précieux, mais plutôt de mettre le masculin à l’épreuve de sa dualité caractéristique, à la fois garant de l’ordre du monde et destructeur continuel de cet ordre, à la fois autoritaire et injuste.

Que la première et la seconde voies soient des exercices pour parvenir à une formulation solide de la théorie du cosmos, cela est confirmé par ce que j’ai indiqué au sujet des deux versions de la troisième voie, toutes deux définies à partir des acquis des deux premières. Pour autant, s’il ne s’agissait que d’exercices, il n’y aurait pas de débat sur la cosmologie de Parménide : le monde serait pour lui celui de la troisième voie et les deux précédentes ne concluraient pas véritablement à des mondes, mais à des schémas explicatifs concurrents pour le monde de la troisième voie. Il s’avère cependant que le monde n’est pas pour Parménide un concept premier, mais un concept second à déterminer par le biais de concepts premiers. Le monde nous est inconnu a priori, et s’il y a un monde dit « sensible », on ne peut guère en faire la référence des théories cosmologiques, parce que la sensibilité est intimement liée à la façon dont on est au monde : sans tremblement, toujours méfiant, ou oscillant entre confiance et tremblements. Ces trois manières d’être induisent naturellement trois cosmologies parfaitement équivalentes. Tout l’enjeu est de saisir leur lien et les conséquences de leur adoption quant à l’être au monde.

Partant du principe que la grande majorité oscille entre confiance et tremblements à l’égard de toutes choses, que le monde de la troisième voie s’impose donc à tous comme évident (Parménide ne s’adresse qu’aux hommes, voire qu’à ceux qui se disent philosophes), malgré la multiplication des théories qui le décrivent et la difficulté qu’il y a à justifier l’une ou l’autre, Parménide s’attache à montrer d’une part que dans un tel monde, l’homme naturel ne tient une place que très marginale et contrainte, d’autre part qu’il lui est possible de s’en libérer par la discrimination de ce qui, dans sa nature, est positif et négatif. Ayant renoué avec une masculinité positive, le philosophe peut alors s’investir dans la vie de la Cité, qu’il consolidera sans lui porter, de l’autre main, de coup fatal.

  • Remontons le cours du cheminement de Parménide :

    • La troisième voie est double : dans la première version (le cycle héraclitéen), le féminin domine de justesse le masculin ; dans la seconde version (le règne d’Aphrodite dans un cadre cosmique donné par Hestia et Nuit), le féminin domine largement et le masculin est clairement dominé.

    • La seconde voie est celle du masculin le plus sauvage, que fait naître et que dévore simultanément le non-être de Nuit, mère sans reconnaissance pour sa progéniture ;

    • la première voie est au contraire celle du masculin le plus pur, débarrassé de la maternité par un geste féminin originel et inaccessible, la décision pour l’être plutôt que pour rien, opéré par un féminin absolu dont les parèdres sont elles-mêmes féminines : Dikè et Anankè, Droit et Nécessité.

    • Gardienne des voies, Sophia, dont les desservantes sont les filles d’Hélios, médite sur les possibilités cosmiques et guide le philosophe qui souhaite parvenir là où il peut contempler le monde et connaître sa logique, la variété des discours susceptibles d’être tenus sur lui.

  • Deux cheminements masculins sont dès lors possibles :

    • De la première version de la troisième voie à la seconde voie : du masculin légèrement dominé par le féminin au masculin ensauvagé abandonné du féminin maternel, de l’être achevé dans son inachèvement à l’être inachevé tiré du non-être et y retournant : c’est la voie de la fausse émancipation héraclitéenne (selon Parménide).

    • De la seconde version de la troisième voie à la première voie : du masculin naturellement dominé par le féminin au masculin libéré de la maternité par sa propre mère, de l’être qui cherche à se parfaire, se reproduit et chute, à l’être pur toujours déjà achevé : c’est la voie de la vraie émancipation prônée par Parménide. En s’attachant fermement à la positivité du bloc imperturbable de l’être, l’homme acquiert la vertu politique, qui consiste à « construire du solide » (un système de lois, tel celui que Parménide a donné à Élée), plutôt qu’à fragiliser la Cité (en fondant l’espérance de sa prospérité sur la guerre).

Pour Xénophane, le chemin de la libération masculine est celui de l’intelligence ; pour Parménide, il est celui de la pensée de l’être vrai, chemin féminin qui aboutit à un masculin certes grotesque (la boule éternelle), mais chargé d’une indéniable masculinité dans son opposition radicale à la maternité. La masculinité se libère en reconduisant sa conflictualité à ses conséquences dernières : son auto-destruction. L’être vrai est le masculin qui subsiste après la destruction du masculin, reste absolument affirmatif de son auto-négation : cela, aucun philosophe antérieur n’avait imaginé que ce fût possible. Mais à quel prix ? Un dieu masculin solitaire, sans autre religion, sans autre lien avec les hommes que de leur servir de modèle pour leur activisme politique.



(3) Les paradoxes de Zénon : vers une nouvelle sociabilité masculine

On riait beaucoup de l’être de Parménide à Élée. Son disciple Zénon s’en est fait le défenseur par une méthode originale, mise au point au cours de ses échanges avec les moqueurs. Il leur proposait de débattre d’une notion fondamentale rejetée par Parménide (le multiple, le mouvement, le devenir) et entreprenait de montrer qu’elle se contredit elle-même, donc qu’elle n’a pas droit à existence ; si les interlocuteurs admettaient les arguments de Zénon au fur et à mesure de leur progression jusqu’à leurs conclusions, alors ils devaient reconnaître que Parménide était moins éloigné qu’eux de la vérité ; si les interlocuteurs parvenaient à réfuter un argument à une étape de sa progression, alors Zénon était obligé de reconnaître qu’il n’était pas capable de défendre Parménide. Ainsi est née la dialectique, pratique masculine de gestion des conflits typiquement pythagoricienne (l’éthique pythagoricienne bannissait la colère des relations d’amitié), devenue rapidement, par la généralisation de ses thèmes, le jeu préféré des élites intellectuelles grecques ainsi qu’une pièce fondamentale du discours philosophique.

La règle du jeu impose une certaine technique du côté de celui qui présente ses arguments : ils doivent rester le plus longtemps possible anodins pour d’un coup aboutir à une conclusion qu’il n’est plus possible de réfuter. D’où la relative sécheresse des quatre fragments qui nous restent de Zénon. La dialectique deviendra plus souple et se rapprochera de la rhétorique lorsqu’elle multipliera les arguments et les enchaînera de façon subtile, ce qui sera l’œuvre des sophistes.

Il ne nous reste que trois fragments de démonstration au sujet du multiple, et qu’un au sujet du mouvement :

  • Zénon semble avoir utilisé la preuve parménidienne par excellence, selon laquelle l’être est commun à chacun des existants qui composent le multiple, que donc ce qui les différencie n’« est » pas, qu’ils ne « sont » pas multiples, que le multiple n’existe pas. Les fragments qui nous restent, moyennant quelques aménagements, disent plus précisément ceci :

    • Une chose existe « si elle a une certaine grandeur, une certaine épaisseur » (fr. I) ; faisant partie d’une multiplicité, ses limites ne sont pas absolues mais relatives : ce sont des bornes marquant une frontière qui ouvre sur d’autres choses existantes ; partant ainsi de l’une de ces choses existantes dans l’état de multiplicité et rejoignant ses bornes, on passe nécessairement à d’autres choses et de celles-ci à d’autres encore, et ceci indéfiniment.

    • Premier point : soit la frontière entre les choses « est », soit elle n’« est » pas. Si elle n’« est » pas, le multiple n’est pas non plus et il n’y a qu’un bloc d’être, CQFD. Si elle « est », alors elle a une certaine grandeur, une certaine épaisseur et des bornes, donc une frontière ; et puisque la frontière est dans cette hypothèse une chose existante, de nouveau cette frontière doit avoir une frontière, et ainsi de suite à l’infini. Or, comme la frontière de la frontière est plus petite que la frontière, la suite indéfinie des frontières de frontières s’enfonce dans l’infiniment petit jusqu’à atteindre une proximité indiscernable avec ce qui n’a ni grandeur ni épaisseur, c’est-à-dire avec le non-existant.

    • Second point : le monde est constitué soit d’un nombre donné de choses existantes, soit de choses existantes innombrables. Si elles sont innombrables, quelle que soit la limite que l’on se donne pour les embrasser par la pensée, un nombre encore illimité de choses se situeront en dehors de l’ensemble circonscrit et il faudra repousser la limite, et ainsi de suite à l’infini : leur totalité n’est donc pas accessible et il n’est pas possible de la qualifier dans sa globalité, notamment de la qualifier de « multiple ». Si au contraire elles sont nombrées, leur ensemble peut être légitimement qualifié de « multiple », mais comme elles couvrent un espace infini, certaines d’entre elles seront nécessairement illimitées en grandeur et en épaisseur.

    • « Donc, si les existants sont multiples, il est nécessaire qu’ils soient à la fois petits et grands, petits au point de n’avoir pas de grandeur, et grands au point d’être illimités. » (fr. I)

    Cette contradiction interne au multiple est problématique mais pas destructrice. Il faut poursuivre encore le raisonnement, ce que Zénon a dû faire dans deux directions.

    • D’une part, en montrant que du côté de l’infiniment petit : (a) la frontière avec le non-être n’est pas clairement établie, (b) les existants sont innombrables et donc la qualification de « multiple » tombe.

    • D’autre part, en montrant que du côté de l’infiniment grand, même si les choses existantes étaient en nombre limité, il ne serait pas possible de connaître ce nombre, car la pensée, parvenue d’un existant de taille finie à un existant de taille infinie, ne pourrait jamais parcourir ce dernier dans toutes ses bornes pour passer aux existants suivants, ce qui revient à ne pas pouvoir les compter et encore une fois à ne pas pouvoir apposer légitimement la qualification de « multiple » à l’ensemble des choses.

    Cette fois, Zénon est parvenu à détruire la notion de multiple, en prouvant qu’elle promet plus que ce que la pensée est capable de penser (de compter).

  • À propos du mouvement, Zénon a sans doute utilisé l’argument d’Achille et de la tortue. Celui qui nous reste concerne la flèche qui n’atteint jamais son but.

    « Ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il se trouve, ni dans le lieu où il ne se trouve pas. » (fr. IV)

    Dans le monde de la seconde voie, le mouvement peut s’expliquer facilement : une chose ayant toujours déjà quitté son lieu en même temps qu’elle ne l’a jamais encore rejoint, c’est son degré de dispersion autour de son lieu qui qualifie son mouvement, rapide si la dispersion est grande, lent si elle est réduite. Par contre, dans le monde de la première voie qui ne sort jamais du présent, en rendre compte est impossible. Zénon cherche à montrer que l’on raisonne toujours selon les principes de la première voie, notamment au présent, que l’on ne peut donc, par le raisonnement, parler de l’inachèvement ou de l’instabilité des choses.



(4) Conclusion

Parménide a-t-il été masculiniste ? Il n’est pas le premier philosophe à avoir pensé le monde au masculin, mais tous ceux qui l’ont fait avant lui le suspendaient à un principe supérieur, transcendant ou immanent, au féminin. On ne peut pas dire que Parménide déroge à la règle, mais il parvient, dans sa première voie, à construire un monde masculin dont le principe féminin supérieur s’efface dès l’avoir suscité sur un plan radicalement transcendant (au-delà de l’être et du non-être, par une décision en faveur de l’être plutôt que du non-être, une décision féminine pour la maternité plutôt que pour la virginité) : un monde masculin toujours déjà émancipé du féminin.

Que faire de ce monde masculin si peu conforme à ce que l’être humain perçoit de ce qui l’entoure ?

  • Il est le seul monde pensable sans contradiction, mais il n’est que l’un des trois mondes possibles.

  • Chacun de ces mondes est lié à un état d’esprit (sérénité, tremblements, oscillation), à un être au monde de la pensée (âge d’or de la constance, âge de bronze de l’autodestruction, âge de fer de la réforme régulière et de la révolution permanente), autant qu’à une relation entre féminin et masculin (masculin émancipé par le féminin, masculin avorté du féminin, féminin dominant le masculin).

  • La façon de concevoir le troisième monde renseigne sur la masculinité promue (ou vécue) par celui qui le conçoit. En choisissant le point de départ le moins féminin, il promeut en réalité le masculin ensauvagé né de Nuit, mère séparée avant terme de sa progéniture. En choisissant le point de départ le plus féminin, il promeut au contraire le masculin émancipé et mesuré né d’une Gaïa qui a opté pour la maternité contre la virginité et qui a si bien réussi son ouvrage qu’elle peut se retirer complètement.

  • La cosmologie de Parménide formalise la trajectoire émancipatrice du masculin et prépare l’homme à son rôle politique. C’est aussi le but du pythagorisme, mais pour Pythagore l’émancipation des hommes et des femmes passe autant par la discipline que par l’alimentation. La purification parménidienne est masculine et se concentre sur une forme de discipline conjointement intellectuelle et affective.

On est bien en présence d’un masculinisme philosophique, mais dont le sens dépend encore du féminin. Parménide et Zénon font nettement la distinction entre le féminin tout court qui ne les intéresse guère et le féminin du masculin, qu’ils revendiquent pour eux. D’où le soupçon d’homosexualité, dont on ne peut dire s’il est fondé ou non, mais qui résonne avec leur tentative de construire un modèle d’amitié masculine complètement émancipé des femmes, en continuité avec les préoccupations de Xénophane.